Le roi nu

L'histoire vit à l'intérieur et à l'extérieur de nous-mêmes

Interview Director

Eberhard Köhler: «Le roi nu» est-il le même conte que «Les habits neufs de l'empereur»?  

Andreas Hoessli: Oui, le titre y fait écho. Je l'ai choisi seulement dans une des dernières phases du montage. Le roi nu renvoie à un phénomène fondamental de toutes les révolutions: le pouvoir, incarné par un empereur ou un roi, ou par une élite du Parti comme dans le cas de la Pologne, perd sa légitimité, devient «nu». Les rituels de l'exercice du pouvoir paraissent vidés de leur sens. Ce n'est pas le résultat de la révolution mais un préalable à celle-ci, comme l'écrit Hannah Arendt dans son livre sur la révolution.  

E.K.: Ryszard Kapuściński est un élément central liant les deux trames du récit. Tu as relu son livre sur l'Iran pendant ton premier voyage là-bas.    

A.H.: J'ai relu Kapuściński plusieurs fois dans ma vie. Et j'avais pris son livre Le Shah pour mon voyage en Iran – j'étais invité à un festival du cinéma à Téhéran avec mon film Epoca. J'ai simplement eu envie de prendre ce livre et de voir sur place s'il pouvait m'expliquer ce que j'allais voir et vivre dans ce pays. Le livre m'a profondément déçu. Il me semblait qu'il n'éclairait rien, qu'il était une construction idéologique sur l'histoire de l'Iran. C'est seulement plus tard, au cours de mon travail sur le film que mon attitude a changé et que j'ai trouvé et trouve encore que le livre de Kapuściński est une grande œuvre sur la révolution – et pas seulement sur la révolution en Iran. (...)    

E.K.: Je perçois Kapuściński dans ton film comme un point de fuite dans la perspective qui relie ces deux révolutions. Par le fait qu'il voyage en Iran et que les grèves commencent en Pologne à son retour. Y a-t-il d'autres éléments qui relient spécifiquement ces deux révolutions, en Iran et en Pologne?    

A.H.: Le fait que c'étaient probablement les révolutions de l'histoire de l'humanité mobilisant le plus les masses. En Iran, les historiens calculent que 20% de la population était impliqué directement. Certains jours, des millions de personnes protestaient dans la rue contre le règne du Shah. En Pologne, dans les quatre mois qui suivirent les accords de Gdansk, dix millions de personnes adhérèrent au nouveau syndicat indépendant Solidarność. C'était presque un tiers de la population de 34 millions de gens à l'époque. C'est un nombre incroyable de gens. Immense par comparaison à la participation à d'autres révolutions. En Iran, l'ancien pouvoir avait en quelque sorte implosé. Et c'était semblable en Pologne. Une implosion. Mais encore autre chose relie ces deux révolutions. Je parle maintenant de Kapuściński et aussi de mon film. Kapuściński a écrit sur la révolution en Iran dans Le Shah, et en même temps sur la révolution en Pologne. La troisième partie du livre – sous le titre La flamme morte – est une description et une étude de la révolution s'essoufflant et s'éteignant elle-même. Une analyse d'une grande profondeur, qui ne se présente pas sous forme d'analyse mais se compose de fragments d'observations, de parcelles de pensées et de réflexions. Kapuściński a écrit cette troisième partie alors qu'il était déjà revenu d'Iran, vers la fin des premiers mois de 1982, après la déclaration de l’état de guerre en Pologne. On le ressent. Le thème du livre est l'Iran, mais en même temps il parle de la révolution vaincue – aussi en Pologne. Je le sens clairement dès que je feuillette quelques pages de cette troisième partie du livre Le Shah.    

E.K.: Madame Masoumeh Ebtekar, une des protagonistes iranienne du film se voit encore aujourd'hui en révolutionnaire et pose la question suivante: peut-on rester fidèle à soi -même en tant que révolutionnaire et en même temps critiquer ce que l'on a pensé, dit et fait à l'époque ?  A.H.: Madame Ebtekar était pour la presse le porte-parole des groupes d'étudiants qui occupaient l'ambassade des Etats- Unis et avaient pris les employés en otage. Critiquer l'occupation de l'ambassade revient à franchir une ligne rouge encore aujourd'hui en Iran. Je suppose que Madame Ebtekar dirait maintenant: C'était une erreur et nous n'aurions pas dû mettre des gens dans cette    situation, ils ont été en otage presque un an et demi, c'était indigne. Dire cela publiquement est encore tabou, on n'en a pas le droit. En fait elle dit – et c'est sincère – je souhaite rester fidèle aux idéaux de la révolution, et il serait bon d'analyser d'un regard critique la révolution réelle existant à l'époque. Elle pense aux idéaux qu'elle avait en tant que jeune femme, et qui ont fait d'elle une révolutionnaire. Les gens que j'ai connus en Iran diraient: la révolte contre le Shah était justifiée et nécessaire. Leurs critiques porteraient sur l'institutionnalisation de l'Etat islamique qui a suivi la révolution.    

E.K.: Le fait que tu parles le polonais mais pas le farsi a-t-il influencé tes recherches?    

A.H.: Bien entendu, cela a une influence. Et aussi le fait qu'il est beaucoup plus difficile de tourner un film en Iran. Il faut des autorisations pour chaque lieu de tournage. Nous avions prévu de tourner à beaucoup plus d'endroits pour ce film que nous n'en avons eu les autorisations. Il faut aussi compter sur la présence des services secrets. J'ai été arrêté deux fois sur des lieux de tournage pour lesquels j'avais pourtant une autorisation officielle. J'ai appris un peu de farsi pour les recherches et les tournages. Je ne sais pas faire des phrases mais je comprends un peu. J'avais déjà filmé des entretiens avec une petite caméra, à l'aide d'une organisation technique facile et rapide à monter et de la traduction simultanée de mes questions ou interventions. Je dois ajouter à ce sujet qu'à mon grand étonnement au début, cette culture iranienne est très proche de la nôtre. On le ressent tout de suite. Et ce, même dans les plus fines nuances qui distinguent normalement les cultures, comme l'humour. Cela m'a surpris.    

E.K.: Quand on voit ton film, on est impressionné par la liberté avec laquelle les gens parlent. Je pense en particulier aux trois agents des services secrets polonais.    

A.H.: Au début, je n'étais pas convaincu que ces contacts et ces entretiens allaient donner quelque chose. J'ai lancé une sorte de filet, sur la base des informations que les services secrets détenaient sur moi. Grâce à des relations, j'ai également eu accès aux vrais noms et aux numéros de téléphone. Ce qui m'a toujours fasciné en Pologne, c'est ce caractère narratif, cette impulsion à raconter, à transmettre les informations et les contacts. Je crois que cela tient à cette histoire difficile du pays où des réseaux se construisent très vite. Je veux dire presque 150 ans d'inexistence en tant qu'Etat; et le narratif en tant que stratégie de persévérance. Par exemple Monsieur Piwowar. Au début des années 1980, il était attaché à l'ambassade de Pologne en Suisse. Nous nous connaissions depuis ce temps-là car tous les visas de journaliste passaient par lui. Il n'a pas été difficile de déchiffrer son pseudonyme dans mon dossier: Midak. Je voulais le revoir, je voulais filmer un entretien avec lui. J'ai trouvé son numéro de téléphone et je l'ai appelé. Il a fallu plusieurs tentatives pour le joindre. J'ai mis un message sur son répondeur. Puis je l'ai joint, je lui ai expliqué qui j'étais, et il m'a tout de suite reconnu. Nous avons convenu d'un rendez-vous dans le studio où je me trouvais au moment du tournage à Varsovie.     Il sonne, j'ouvre la porte et c'était comme si nous nous étions vus récemment. Il y avait là une sorte de sympathie mutuelle. J'ai fait un café et je lui ai montré mon dossier en lui demandant s'il voulait le feuilleter. Il l'a fait et après un moment il a dit: Je suis désolé.     Je ne sais pas ce qu'il voulait vraiment dire. Le fait que les services secrets avaient fait des rapports aussi détaillés sur moi? Il était d'accord pour une interview devant la caméra. Pourquoi, je ne sais pas non plus. Mais cela avait sûrement à voir avec le fait qu'il voulait parler de sa version de cette histoire. Même si dans le film il essaie de se comporter comme s'il n'avait rien à voir avec l'agent secret Midak. Finalement, en évoquant la destruction des dossiers, il parle quand même de lui-même en tant qu'ancien agent secret.     Je crois que quelque chose est toujours sous-estimé. Le fait que chaque personne a une histoire personnelle et particulière et que chacun cherche à s'en accommoder – bien sûr il y a des différences, justement dans le monde relativement clos des services secrets, mais un tel besoin est toujours perceptible.    

E:K: Passons au sujet de la forme et de la dramaturgie. Je vois par exemple que la circulation en rond joue un rôle. Quelque chose tourne en rond. Ou bien ce long travelling de la caméra de droite à gauche, en parallèle à un avion qui roule au sol.    

A.H.: Si je te comprends bien, tu penses que j'ai essayé de glisser des métaphores dans ces images. Non, je ne travaille pas avec des métaphores. Les images du film sont évidemment lourdes de signification mais le deviennent seulement au montage. Comment t'expliquer: quand je planifie un tournage et que je me trouve sur le lieu prévu, je suis en quelque sorte poussé, c'est difficile à décrire. Ce qui me pousse est bien entendu lié à une idée du film, mais à une idée qui se matérialise d'une façon difficile à expliquer, d'une façon qui n'est pas abstraite, mais plus corporelle qu'on l'imagine normalement. Et qui a plus à voir avec le besoin de voir et explorer autour de soi qu'avec des concepts réfléchis à l'avance. Au sujet de la circulation en rond. Ces images du film prennent un sens selon la manière dont l’intériorité et le monde extérieur sont mis en lien. On les voit à travers une fenêtre sur la ville, elles sont filmées depuis un studio d'un immeuble de Varsovie. De même, les séquences en voiture dans la nuit à Varsovie, aussi celles de la circulation de jour et de nuit à Téhéran. J'ai eu très tôt l'idée de ces scènes, j'en ai tourné des semblables moi-même pendant mes recherches. Cela m'a poussé à ce type d'images. Que l'élément de tourner en rond joue et doive jouer un rôle particulier, je l'ai compris seulement au montage.    

E.K.: Le film se déroule souvent aux lieux mêmes qui ont joué un rôle pendant les révolutions. Ils deviennent des fragments du souvenir.    

A.H.: Lorsque j'ai commencé ce projet, je pensais qu'il y a des lieux qui doivent apparaître comme des espaces concrets dans le film. Le chantier naval de Gdansk en est un. La rue de parade Marszałkowska à Varsovie. La rue de la Révolution à Téhéran, qui s'appelait autrefois rue du Shah-Reza …    

E.K.: Et l'ancienne ambassade des Etats-Unis à Téhéran.    

A.H.: Oui, l'ancienne ambassade des Etats -Unis à Téhéran. Et un autre lieu à Téhéran, le cimetière Behesht-e-Zahra, dont il n'y a plus de prise de vue maintenant dans le film, sauf celles historiques du retour de l'ayatollah Khomeini en Iran. A l'origine, je voulais ces lieux comme point de tournage et d'ancrage dans le film, où l'histoire et le présent se rencontrent, je voulais les établir dans le film comme lieux et espaces. Je voulais utiliser la rue Marszałkowska à Varsovie et la rue de la Révolution à Téhéran comme des charnières dramaturgiques entre les passages en Iran et en Pologne et inversement. Je n'ai pas poursuivi cette idée au montage, ces deux rues de parade ont reçu un autre rôle dans le film. Elles sont liées aux passages sur les souvenirs du narrateur.    

E.K.: Il y a aussi ce leitmotiv de vues récurrentes, comme un moyen de structure...    

A.H.: Il y a plusieurs éléments qui se répètent. Pas les mêmes images, mais des images tournées aux mêmes endroits ou qui s'y associent. Cela permet de percevoir certaines images sous une autre perspective au cours du film. Comme la courte séquence avec les lourds rideaux dans le mausolée Khomeini au tout début du film. Les prises de vue au studio de l'immeuble à Varsovie. Et aussi les séquences en couleur avec les ouvriers en grève des chantiers Lénine à Gdansk. C'est un élément particulier, les seules images en couleur du matériel d'archives en Pologne.    

E.K.: On a l'impression de lire sur les visages qu'ils se perçoivent eux-mêmes, avec la possibilité de tout faire autrement ou plus précisément: la possibilité d'aménager le futur.    

A.H.: Ces visages pensifs sont très intéressants pour moi. Ils ont une sorte de profondeur. Ils sont là, sur le chantier, à un moment historique. Des pourparlers se déroulent dans une salle entre le gouvernement et le comité de grève. Les discussions sont transmises par haut-parleurs sur le chantier. Personne ne sait comment cela va continuer. L'armée va- t-elle marcher contre les grévistes? Tirer sur eux, comme dix ans auparavant lors des manifestations à Gdansk? Le visage des ouvriers montre une détermination réfléchie. La détermination que les choses ne peuvent pas continuer comme avant La résolution d'agir soi-même pour construire l'avenir, en conscience du risque que l'on est prêt à prendre.

E.K.: La proclamation de l’état de guerre, la répression militaire de la révolution en Pologne sont introduites dans ton film par une séquence qui paraît presque comme un rêve, un paysage couvert de neige, un train qui passe, on entend une chanson off...

A.H.: C'est une chanson de Federico García Lorca, où il joue lui-même du piano et que chante la célèbre chanteuse La Argentinita. L'enregistrement date de 1931. Je ne sais pas pourquoi, mais dès le début, je voulais cette chanson dans le film. La séquence sur l’état de guerre a pris cette forme relativement tard dans le montage. Pendant longtemps, elle était trop détaillée, avec encore plus de documents d'archives, entre autres des extraits du discours à la télévision du général et premier secrétaire du Parti à l'époque, Wojciech Jaruzelski. (...) Dans le montage initial, cette séquence sur l’état de guerre contrariait le déroulement du film. Elle était trop racontée du point de vue des événements de l'époque. Nous devions casser cela. Dans la séquence d'introduction, tu le dis bien comme dans un rêve, nous sommes partis du résultat de l'histoire, du paysage en ruines. La musique indique peut- être à cet endroit la tentative de chercher quelle histoire se tient derrière cette histoire, ce paysage.

E.K.: La jeune femme iranienne du film, Negar Tahsili, introduit pour moi un motif particulier, à savoir qu'on peut aussi raconter l'histoire de la révolution comme une histoire sur soi-même.

A.H.: Ce qui m'intéressait surtout, c'est que lorsqu'on se préoccupe de l'histoire aujourd'hui, on le fait toujours comme si on n'y était pas. L'histoire est toujours en-dehors de nous. Même si on vivait déjà à l'époque. Même si on était en quelque sorte présent soi- même. Negar Tahsili, la jeune iranienne, renverse cette perspective d'une manière personnelle et très particulière. Elle explique que l'histoire de cette révolution l'habite, qu'elle est cette histoire, même si elle n'existait à ce moment-là. Cela se montre aussi dans le curieux phénomène qu'elle se cherche dans les prises de vue du temps de la révolution alors qu'elle sait très bien qu'elle n'était pas encore née.

E.K.: A propos de la fin du film ... car on conclut facilement de la fin au tout. Une sorte de clé d'interprétation pour tout.

A.H.: J'avais plusieurs variantes pour la fin du film. La première était sur Kapuściński. Il a écrit de très beaux textes alors qu'il était déjà à l'hôpital, peu avant sa mort. Dont une petite note dans son journal sur les amis qui lui rendaient visite à l'hôpital et qui avaient convenu de ne pas parler de sa maladie, ni d'aucun sujet lourd, et qui avaient donc réfléchi à la question suivante: comment peut naître une girafe qui mesure déjà un mètre cinquante à la naissance? Et il a écrit sur cela. Un texte court et très beau. Lui qui avait vécu des années en Afrique et qui ne savait pas la réponse. Plus tard, j'ai pensé que je devais conclure mon histoire avec les services secrets à la fin du film. Raconter le dernier jour de mon dernier voyage en Pologne, la fouille intégrale, l'avion raté et soudain cet homme qui surgit et dont je sais qu'il est chargé de me faire retourner ma veste ce dernier jour encore. C'était trop peu ouvert, il était trop question des services secrets. C'était trop peu personnel, encore trop plongé dans l'événementiel. J'ai enregistré deux variantes au studio avec Bruno Ganz, l'une qui poursuit encore l'histoire avec les services secrets, et l'autre avec le rêve. C'est seulement après que nous avons décidé de finir le film avec le récit du rêve.